Je prétends, à l’instar du philosophe Edgar Morin, avoir tous les âges de ma vie : 61 ans, mais aussi 27 ans, voire 2 ans puisque j’ai des souvenirs de cet âge tendre. Le bonheur croît avec l’âge. L’indice du bonheur au Québec1 en témoigne : alors que les moins de 18 ans se déclarent heureux dans une proportion de 70 %, ceux et celles de plus de 75 ans disent l’être dans une proportion de 79 %. Entre ces deux groupes d’âge extrêmes, la tendance est à la hausse. Pourquoi?
Les âges de la vie
Le bonheur est une notion paradoxale. Certes, les conditions objectives d’existence y contribuent : la santé et l’autonomie; une réponse satisfaisante aux besoins matériels, de sécurité et de réalisation de soi; les liens familiaux, amicaux et sociaux. Mais, en bonne partie, le bonheur est dans la tête. Certaines personnes ont tout pour être heureuses mais ne le sont pas. En revanche, d’autres manquent cruellement de certaines ressources, mais elles sont néanmoins heureuses. Nos sociétés imposent d’être heureux ou de jouer le jeu du bonheur. Les livres de psycho pop avec leurs solutions clés en main se vendent très bien. Il n’existe pas toutefois de recettes du bonheur. Le bonheur se construit plutôt à la jonction des matins réinventés et des soirs crépusculaires.
Le bonheur est en effet une question d’aptitude et d’attitude. Vieillir est un privilège, car trop de gens meurent trop jeunes. Des vies sont interrompues à cause de maladies et d’accidents, mais aussi à cause de la bêtise humaine. Le psychoéducateur Jacques Ross2 présente les âges psychologiques de la vie adulte : l’âge de l’engagement (20 à 30 ans); celui de l’accomplissement (30 à 45 ans); l’âge de l’intégration (45 à 60 ans); puis ceux de la sérénité (60 à 75 ans) et du détachement (75 ans et plus). Le grand âge favorise la sérénité et le détachement, à cause de l’expérience de la vie qui permet de discriminer ce qui est important de ce qui ne l’est pas, mais aussi grâce au lâcher-prise qui caractérise les gens qui abordent cette période de leur vie sans amertume.
Philosophie de la longévité
Le romancier et philosophe Pascal Bruckner3 aborde le défi de la longévité par le fait d’arbitrer entre la fatigue et la ferveur, deux états antagonistes, mais complémentaires. « Nous ne sommes domiciliés dans le temps qu’en étant en permanence expulsés, mis à la porte du présent », croit-il. Le grand âge permet de ralentir, alors que le monde actuel nous impose d’accélérer. « Si le temps est une remontrance, il peut devenir aussi une récompense quand il nous offre l’illusion, absurde mais nécessaire, de redémarrer chaque matin une existence nouvelle. » « La journée qui s’en vient est flambant neuve », comme le chante Avec pas d’casque. « Même un centenaire fait des projets et dit demain », ajoute Pascal Bruckner. « Une vie n’est digne d’être vécue que si elle embrasse des domaines plus vastes et croise ces absolus relatifs que sont l’amour, la vérité, la justice. » Bref, construire au quotidien « une vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes », selon cette fois la visée éthique du philosophe Paul Ricœur.
Plus prosaïquement, l’analyse des caractéristiques des « zones bleues », ces régions du monde où l’on vit mieux, plus heureux, plus en santé et plus longtemps, fournit son lot de pistes afin de dégager certaines causes d’une vie longue et heureuse. Le docteur Martin Juneau4 de l’Institut de cardiologie de Montréal en dresse les caractéristiques. L’île d’Okinawa au Japon, par exemple, est une de ces zones. C’est l’endroit dans le monde où il y a le plus de centenaires. Les personnes qui habitent les zones bleues font de l’activité physique modérée, mais de façon régulière; elles sont semi-végétariennes et se restreignent sur le plan calorique (la restriction calorique ralentit le vieillissement); elles consomment peu ou pas d’alcool; elles rejettent le stress; elles sont engagées dans une forme de spiritualité; elles tissent des liens étroits avec leur famille et leur communauté; elles donnent un sens à leur vie. Ce n’est pas là une recette de longévité et de bonheur, mais une philosophie pratique dont la fin est le bien-vivre et l’épanouissement.
1. Indice de bonheur Léger : indicedebonheur.com
2. Jacques Ross, Les âges psychologiques de la vie adulte, Fides, 2012.
3. Pascal Bruckner, Une brève éternité. Philosophie de la longévité, Grasset, 2019.
4. Martin Juneau, « Les Blues Zones : des régions où l’on vit mieux et plus longtemps », Observatoire de la prévention, 2019, observatoireprevention.org/2017/09/19/blue-zones-regions-lon-vit-mieux-plus-longtemps/
J’ai beaucoup apprécié ce texte. Quelle belle réflexion sur le vieillissement ! Que de mots justes et significatifs pour exprimer le privilège d’avoir la chance de le vivre. Et que dire de la philosophie sur la longévité.
Merci de me donner l’opportunité de faire de si belles réflexions.
Moi aussi, j’ai beaucoup apprécié cet article. À 81 ans, j’apprivoise chaque matin ma vieillesse, dans ma propre zone bleue… Car avec le temps, j’en suis vraiment venue à vivre comme le font ces habitants des véritables zones bleues.
Et j’ai le grand bonheur de contempler chaque matin notre grand fleuve, toujours le même et pourtant éternellement changeant, selon les saisons, selon les vents et les marées. Ma vie continue d’être chaque matin parfois sereine et paisible, parfois inquiète ou agitée, mais toujours ancrée dans la profondeur des joies et des souffrances qui, au fin des ans, m’ont faite celle que je suis… J’aime tout particulièrement cette citation de Pascal Bruckner : « Une vie n’est digne d’être vécue que si elle embrasse des domaines plus vastes et croise ces absolus relatifs que sont l’amour, la vérité, la justice. » J’y ajouterais la forme de spiritualité qui permet de donner un sens à cette longue vie.