Deux vision opposées sur notre société : l’empire de l’ignorance ou l’empire du savoir

De la société du savoir à l’empire de l’ignorance

Réjean Bergeron
Essayiste et professeur de philosophie au Cégep Gérald-Godin

2 décembre 2019

Depuis des lustres, on nous annonce l’arrivée de la société du savoir. Force est de constater que notre monde est plutôt confronté à la montée fulgurante de l’ignorance.

Rappelons-nous l’optimisme qui planait sur le XVIIIe siècle. Ils étaient nombreux, parmi les penseurs de cette époque qui se disaient éclairés, à prévoir le recul inévitable du fanatisme religieux, des superstitions et des tyrannies politiques grâce au travail critique de la raison et au développement de la science qui, dorénavant, pourrait compter sur l’éducation pour la transmission du savoir à l’ensemble de la population.

Ce même vent d’optimisme a accompagné l’invention d’Internet et des réseaux sociaux. Grâce aux outils numériques, croyait-on, tout le savoir deviendrait accessible en un simple clic, les gens s’abreuveraient de connaissances et la bêtise, montrée du doigt par une horde d’internautes éclairés, occuperait de moins en moins d’espace dans l’esprit des gens. Certains ont même cru que ces outils allaient permettre le renforcement et l’extension de la démocratie dans le monde…

Aujourd’hui, il faut se rendre à l’évidence : l’ignorance et la crédulité sous toutes ses formes n’ont jamais été aussi présentes dans notre environnement à la suite de l’expansion d’Internet : fausses nouvelles, désinformation, pseudo-sciences, théories du complot, propagande, fanatisme religieux, sans parler de l’intimidation, du chantage, du piratage, de l’hameçonnage et autres formes de violence verbale.

Algorithmes et chambres d’écho

Comment expliquer un pareil dérapage ? Contrairement à ce qu’on a voulu et veut encore nous faire croire, Internet ne nous donne pas accès à des connaissances et encore moins à la science, c’est-à-dire à un ensemble de savoirs organisés en un tout structuré, mais bien plutôt à une myriade d’informations brutes et disparates dans laquelle l’internaute sélectionne les informations qui, bien souvent, viennent confirmer ou consolider ses croyances, ses opinions ou ses préjugés qu’il ose par la suite présenter comme la « vérité ».

Cette propension de plus en plus accentuée à succomber au biais de confirmation, qui consiste à sélectionner des informations qui viennent consolider ses croyances et à ne faire intuitivement confiance qu’à celles-ci, est grandement favorisée par les bulles de filtrage issues du travail des algorithmes, mais aussi par les chambres d’écho qui finissent par regrouper des « amis » qui partagent les mêmes points de vue, croyances ou préjugés.

Dans la vie de tous les jours, lorsqu’il baisse la garde, l’être humain est porté à être paresseux intellectuellement. Il succombe facilement, comme le dit Gérald Bronner, à « l’avarice cognitive ». C’est ainsi qu’il adhère à des croyances ou à des discours qui, bien que peu convaincants, ont le mérite d’être simples et faciles à comprendre.

Comment tout cela se manifeste-t-il dans la vie de tous les jours et sur le Net ? Par une croissance exponentielle des discours complotistes ou pseudo-scientifiques […]. Il suffit de parcourir la Toile ou de discuter avec les gens pour se rendre compte que l’ignorance, à la manière d’une tache d’huile sur un papier buvard, prend de plus en plus d’expansion.

Éducation nihiliste

Ce mépris à l’endroit des connaissances et de la science est encouragé par notre propre système d’éducation. Depuis la réforme, il est rarement question de connaissances, de savoirs et de vérités dans les documents officiels du ministère de l’Éducation.

On préfère parler d’informations, de contenus, de données numériques, d’apprentissage et surtout de compétences. C’est que pour les fonctionnaires, les pédagogues et les technopédagogues de ce joli monde, il n’est plus nécessaire d’apprendre et de retenir des connaissances puisque celles-ci, en plus d’être toujours changeantes, peuvent au besoin être récupérées sur le Net en un simple clic.

Pour vous en convaincre, il suffit de lire le Cadre de référence de la compétence numérique présenté en grande pompe en avril dernier par le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, ou encore le tout récent avis du Conseil supérieur de l’éducation où l’on peut lire que « les jeunes ne cherchent plus à se faire remplir de connaissances, ils souhaitent plutôt vivre des expériences pour apprendre plus concrètement comment agir. Pour eux, les connaissances sont en mouvement et elles changent sans cesse ».

Chers disciples d’Héraclite — ou de Donald Trump — pour qui tout est relatif, il est faux et surtout obscurantiste de proclamer que les connaissances changent continuellement. Ce sont les croyances, les opinions et les préjugés qui se métamorphosent selon l’air du temps et les modes pédagogiques. Pour ce qui est des savoirs rigoureux en mathématiques, en sciences humaines, en histoire, en sciences pures ou autres disciplines, ils forment un bloc solide sur lequel notre civilisation a pu se construire.

D’ailleurs, faut-il le répéter, un des grands objectifs de notre système d’éducation est de transmettre ce patrimoine de connaissances et de culture aux nouvelles générations et non pas de leur faire croire que toutes les connaissances se valent puisqu’elles sont en perpétuelle transformation.

 

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De la société de l’ignorance à l’empire du savoir

Kyao Assogba
Sociologue, professeur émérite de l’Université du Québec en Outaouais
6 décembre 2020

Dans son texte du 2 décembre dernier (« De la société du savoir à l’empire de l’ignorance »), le philosophe Réjean Bergeron affirme, d’entrée de jeu et sans nuance, que « notre monde est […] confronté à la montée fulgurante de l’ignorance ». Ce qui, selon lui, contredirait l’optimisme des philosophes des Lumières qui disaisent « prévoir le recul inévitable » des bêtises humaines grâce à l’éducation. On aurait nourri le même optimisme lors de l’invention d’Internet.

Comment peut-on affirmer, en ce XXIe siècle, que l’ignorance humaine n’a pas reculé et que le savoir n’a pas avancé depuis le XVIIIe siècle ? Au contraire, le savoir et la connaissance scientifique progressent.

Les « fausses nouvelles », la « désinformation », les « pseudo-sciences » qui circulent sur Internet ne sauraient être attribuées d’emblée à l’ignorance et à la crédulité. C’est une utilisation d’Internet à mauvais escient. Rabelais dirait : « Science sans conscience… » Certes, il y a plusieurs formes de violence sur Internet. Mais on n’a jamais autant condamné cette dernière. De plus, ce n’est pas nécessairement le signe d’une augmentation du phénomène.

L’opinion publique, plus éclairée et conscientisée, a une sensibilité plus forte à l’égard d’un problème social qui jadis était banalisé. Par ailleurs, les spécialistes en informatique, les criminologues, la police et les politiques mettent en application les connaissances pour contrer la violence sur la Toile.

Contrairement à ce qu’affirme M. Bergeron, Internet nous donne aussi accès à des connaissances scientifiques, et pas seulement à ce qu’il décrit comme une « myriade d’informations brutes et disparates » dans laquelle l’internaute est incapable de séparer le « bon grain de l’ivraie ». Par exemple, M. Bergeron pense-t-il vraiment que les chercheurs, les professeurs, les étudiants et d’autres usagers, d’ici et d’ailleurs dans le monde, liés au Réseau d’informations scientifiques du Québec (RISQ), n’ont pas accès aux savoirs scientifiques ?

Internet donne accès au savoir non seulement dans les pays développés, mais aussi dans les pays en développement. La bibliothèque numérique « Les classiques des sciences sociales » de l’Université du Québec à Chicoutimi a ainsi permis aux chercheurs, aux professeurs et aux étudiants de l’Afrique francophone d’avoir facilement accès à des ouvrages et à des revues scientifiques qu’autrement ils n’auraient pu consulter.

« Il suffit, selon M. Bergeron, de discuter avec les gens pour se rendre compte que l’ignorance, à la manière d’une tache d’huile sur un papier buvard, prend de plus en plus d’expansion. » Et s’il en est ainsi, c’est parce que le système d’éducation du Québec affiche un « mépris à l’endroit des connaissances et de la science » et que, de surcroît, il « encourage ce mépris ». Mais c’est de ce système d’éducation, dans lequel « les fonctionnaires, les pédagogues et les techno-pédagogues de ce joli monde » ont réduit l’enseignement à des « informations, [des] contenus, [des] données numériques, [des] apprentissages et surtout [des] compétences », que sortent des pépites humaines en sciences pures et appliquées, en sciences humaines et sociales, en lettres et en arts, etc.

Contrairement à ce qu’affirme M. Bergeron, les études publiées sur le site de l’Observatoire jeunes et société de l’UQ montrent que les jeunes québécois, loin de « baisser la garde » et « d’être paresseux intellectuellement », sont bien informés et engagés dans les causes de l’heure (environnement). Celles des chaires de recherche en développement communautaire montrent que les collectivités locales sont des foyers d’innovations sociales (cuisines collectives, insertion de jeunes exclus, etc.) qui donnent des réponses aux problèmes sociaux auxquels elles font face.

Comment expliquer qu’on tienne un discours qui est contredit par les faits ? La vie de tous les jours véhicule une foule d’informations qui nous servent à expliquer le quotidien. Étant donné leur caractère implicite et leur fréquence élevée, ces explications deviennent évidentes parce que nous y sommes habitués. C’est ce qu’on appelle le sens commun, par rapport auquel il faut prendre une distance méthodique pour appréhender la réalité. Le paradoxe ici, c’est que M. Bergeron a fait ce qu’il reproche aux « ignorants » : il a pris le sens commun pour la réalité.

 

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