Ce texte de Patrice Lagacé, journaliste à La Presse, est une caricature des nombreuses règles à suivre pour être une bonne personne, mais avec un fond de vérité. Il rejoint le texte sur le Bonhomme de neige qui suscite la controverse.
ARK
PATRICK LAGACÉ LA PRESSE
Une dame que nous appellerons MH est venue me rappeler sur ma page Facebook que j’ai encore des croûtes à manger avant d’être un citoyen modèle, avec ces mots lapidaires : « En regardant Deuxième Chance ce soir, j’ai été surprise (déçue ?) de constater que vous portez un manteau Canada Goose… Ark. »
Je me le suis tenu pour dit.
(Deuxième chance est une émission que je coanime à Radio-Canada et Canada Goose est une marque de manteaux d’hiver chauds, parfaits pour nos rudes hivers québécois.)
J’imagine que MH est la meilleure amie des animaux, et comme les manteaux Canada Goose sont faits avec des plumes d’oiseaux, dans son univers, j’en conclus que ÇA NE PASSE PAS.
À voir le nombre de photos d’oiseaux qui agrémentent sa page Facebook, j’imagine que c’est pourquoi MH a cru bon – utile, nécessaire, urgent, même – de venir dire à un parfait étranger que ses choix vestimentaires sont ark, pitoyables, sans plus d’explications, parce que dans l’univers des gens dont la vie tourne autour d’une cause, cette cause se passe d’explications.
Je ne dis pas que Canada Goose a raison de faire ses manteaux avec des plumes d’oiseaux. Je ne dis pas que les animaux sont heureux de se faire plumer pour qu’on se fabrique des manteaux chauds.
Je constate juste qu’être une Bonne Personne, c’est de plus en plus difficile, parce qu’il y a de plus en plus de règles – écrites et non écrites – qui sont appliquées avec de plus en plus de zèle par de plus en plus de gens hyper galvanisés par la cause qui leur est chère, une cause qui en vient à supplanter toutes les autres à leurs yeux.
Disons que ça fait beaucoup de monde qui donne des contraventions de goût, de style, de bienséance à tout vent.
Je ne dis pas que ces causes sont mauvaises. Je dis qu’il y a beaucoup, beaucoup de causes qui en viennent à définir beaucoup, beaucoup de gens. Ça fait beaucoup de lieutenants de la police des choses correctes qui se chargent de vous faire savoir que vous êtes un tab***** d’écœurant de ne pas suivre le pas de la parade sans laquelle leur vie à eux n’a pas de sens.
Pas de Canada Goose, donc.
Pas de manteau Made in China.
Des vacances, oui, mais pas en avion. Au pire, en char électrique.
Pas de poêle à bois.
Pas de char électrique, la fabrication d’une voiture électrique étant plus polluante – semble-t-il – que l’empreinte carbone d’une voiture à essence.
Pas de char, point.
Des vacances, donc, OK. Mais à vélo (à vélo fabriqué au Québec).
Pas de viande.
Pas de tout-inclus.
Pas de bars du Chili, pas de crevettes de Thaïlande.
Pas de course au cochon graissé.
Pas de pailles, ça pogne dans le nez des tortues. Et le plastique crée des océans de déchets dans les océans, c’est bien connu.
Donc, pas de sacs en plastique.
Pas d’emballage en plastique.
Pas d’emballage, point.
Zéro déchet, c’t’un minimum.
***
Je précise ici que je ne suis pas nécessairement en désaccord avec toutes ces règles écrites et non écrites, règles qu’il faut suivre pour ne pas être un mauvais citoyen, une mauvaise personne.
Je dis que je m’y perds, je dis que j’ai hâte que sorte en librairie le livre des règles – de TOUTES les règles – qui vont m’aider à devenir – et à rester – une Bonne Personne.
Un livre qui ne sera ÉVIDEMMENT pas imprimé sur du papier vierge, qui sera plutôt imprimé sur du papier recyclé, ce qui permet « de sauver l’équivalent de 9 arbres, d’économiser 32 001 litres d’eau », comme j’ai lu à la fin d’un livre pendant mes vacances des Fêtes, vacances que j’ai prises au Québec, dans un chalet où il y avait malheureusement un poêle à bois.
(Le livre s’intitule Les villes de papier de Dominique Fortier, un livre d’une délicate beauté qui imagine la vie intérieure de la poétesse américaine Emily Dickinson, dont voici un joli extrait : « Emily n’est pas dupe. Ses poèmes ne sont pas des enfants de papier. Ce sont, tout au plus, des flocons de neige… »)
Parlant de neige, avant que j’oublie…
Pas de souffleuse, jamais, pas même après la bordée de neige de ce week-end. (Au fait, il faut dire « fin de semaine », because l’anglicisation qui nous guette.)
***
Pas de Nutella, le Nutella est fait avec de l’huile de palme, et l’huile de palme, c’est la déforestation.
Pas de gazon, ça bouffe beaucoup trop d’eau, le gazon. Pas d’amandes non plus, la culture de l’amande nécessite beaucoup trop d’eau.
Pas trop de vêtements, s’il vous plaît, l’industrie du textile contribue à tuer la planète.
Pas autre chose que du lait maternel, jamais.
Parlant de lait, ne pas jeter au recyclage le collet de plastique qui se trouve sous le bouchon de la pinte de lait sans couper ledit collet : le bec des oiseaux peut rester coincé dedans (j’ai lu cela sur la page Facebook de la MH ci-dessus mentionnée).
Pas de blagues sur les religions.
Pas de blagues offensantes.
Pas de zoos.
Végétalisme, végétalisme, végétalisme. Au pire, végétarisme.
Pas de poules pas-élevées-en-liberté-qui-ne-reçoivent-pas-de-massage-trois-fois-par-semaine.
Pas de chats dégriffés. Pas de chats qui sortent dehors. Pas d’animaux achetés dans les animaleries.
Pas de dreads si t’es Blanc.
Pas de fourrure.
Pas la chanson Baby, It’s Cold Outside. Pas le livre To Kill a Mockingbird. Pas le livre Tom Sawyer. Pas Tintin.
Au cinéma, au théâtre : pas de gai qui joue un non-gai. Pas de pas handicapé qui joue un handicapé.
Pas le mot « handicapé » : il faut dire « personne handicapée ».
Pas l’expression « personne handicapée », au fait, la règle a changé depuis le dernier paragraphe, il faut plutôt dire « personne en situation de handicap ».
Comme il faut dire « personne en situation d’itinérance » ou « personne en situation de pauvreté ». Elles sont ainsi mieux logées et moins pauvres, dans l’ordre.
Pas de tablette, l’empreinte environnementale de nos bidules intelligents est en train de tuer la planète.
Pas d’iPhone, donc.
Pas de tablette avant 5 ans.
Pour les femmes : pas de maquillage, pas de Photoshop, pas de chirurgie esthétique, pas de soutien-gorge, pas de voile, pas de décolleté.
Pas de coiffes amérindiennes à Osheaga. Ni ailleurs.
Pas de jouets genrés.
Pas de fusils-jouets.
Ai-je dit végétalisme ?
Recycler. Composter. Réutiliser.
Acheter un panier de légumes d’un fermier qui récolte ses tomates et ses carottes en tracteur à voile à moins de 32 km de chez soi.
Pas d’OGM.
Pas jouer à te tirailler avec ton enfant.
Pas courir dans la cour d’école, pas de ballon-chasseur.
Pas de chambre rose pour bébé Jade.
Pas de chambre bleue pour bébé Thomas.
Pas de couleurs genrées.
Pas de genre, au fait. Pas de « Il » ou de « Elle » à l’UQAM.
Pas de Fortnite.
Pas de gluten.
Pas « Mademoiselle ».
Pas dire le mot « vieux », dire « personne en situation de vieillissement relatif ».
Pas faire d’enfants, on est trop sur la planète, ça tue la planète.
Cette liste sera caduque dans un mois.